Interview du Pr. Pierre Paillé

Professeur en Sciences de l’éducation et Expert en méthodes qualitatives


Le professeur Pierre Paillé est l’auteur de nombreux ouvrages dont « L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales » (5ème édition) paru en avril 2021. Je vous invite à vous procurer cet ouvrage ici sur Amazon (lien affilié).

L’analyse qualitative en sciences sociales (5ème édition)


Interview vidéo sur Youtube

             

Interview écoutable et téléchargeable (Podcast)

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Transcription de l’interview réalisée sur Zoom

Christophe : Monsieur Paillé, merci beaucoup, merci d’avoir accepté cet entretien au cours duquel…

Pierre Paillé : Bien sûr, a me fait plaisir

Christophe : Merci, au cours duquel je vais vous poser des questions sur les méthodes qualitatives. En premier lieu, est-ce que vous pouvez vous présenter, je vous prie, et m’évoquer un petit peu qui vous êtes en tant qu’expert, en tant que spécialiste des méthodes qualitatives ?

Pierre Paillé : Sur le plan professionnel, on pourrait dire que parler de qui je suis en tant qu’expert des méthodes qualitatives ça serait plutôt pas mal, parce que j’y ai consacré énormément de temps. Je dirais que dans l’âme, je suis un anthropologue même si je n’ai pas poursuivi cette voie que j’avais au début de mes études, j’ai bifurqué vers les sciences de l’éducation, mais… donc le regard anthropologique sur les phénomènes socio-culturels, psycho-sociaux, c’est quelque chose qui m’habite beaucoup. Et puis les méthodes de l’anthropologue aussi, c’est quelque chose qui m’a tout de suite plu par… pour plein de raisons. Je pense qu’une rencontre avec des objets et avec des méthodes, c’est quelque chose qui est instinctif ou naturel ou… c’est une correspondance entre qui on est et un ensemble de panoplies, si vous voulez, d’approches qui existent et puis on trouve une correspondance. Pour moi, la méthode qualitative, ça me correspond. Je dirais qu’on pourrait le regarder de pleines façons, mais ce sont des méthodes aussi qui se font un petit peu dans la lenteur, qui se font dans la proximité, qui se font dans la rencontre et c’est quelque chose qui me correspond, une autre façon d’être dans la rencontre, une certaine lenteur, ce qui ne veut pas dire manque d’intelligence, on peut être lent et puis avoir de bonnes idées…  

Christophe : Oui, ce qu’on appelle un petit peu « la slow science », un petit peu, c’est ça ?

Pierre Paillé : Oui, la slow science. Oui, on pourrait dire. Oui, tout à fait. Aussi, je ne suis pas très techno, mais peut-être que c’est pour moi une correspondance naturelle avec le fait de… Je pense souvent l’analogie de… qui est la suivante, je me retrouve sur une île déserte un peu comme Tom Hanks dans le… [rires] le film, je ne me souviens plus du titre, mais Tom Hanks. Et puis j’ai fait une enquête, j’ai des données avec moi et puis là il faut que je fasse du sens avec ça. Ça me va tout à fait le sable, la plage, j’habite ici, faire la bonne bouffe et puis pour moi, j’ai tout ce qu’il faut pour faire du sens.

J’ai aussi ce temps à moi, j’ai ce temps de réflexion, j’ai mon esprit, mon intelligence, mon intuition, mon cœur et donc j’ai tout ce qu’il me faut pour travailler. Donc dans ce contexte, je pense que qui je suis, trouve une belle correspondance avec les méthodes qualitatives.

Maintenant, je suis, bon j’ai bifurqué, je suis devenu professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Sherbrooke au Québec. J’ai collaboré avec des collègues aussi dans d’autres universités. Je me définis comme méthodologue et pour moi c’est un… je le vois comme un avantage parce que ça m’a permis d’avoir, en faisant connaître par mes travaux, je me suis fait approcher par plusieurs équipes de recherche, donc j’ai touché beaucoup d’objets de recherche, j’ai trouvé ça très intéressant, le point commun étant que c’est des chercheurs qui faisaient des approches qualitatives qui m’ont approché. Alors, ça m’a permis aussi d’être très éclectique dans les objets de recherche et d’apporter plus le côté méthodologique.

Pour le reste, eh bien je… Là, je vais prendre bientôt ma retraite, donc je vais continuer à être actif, mais aussi reprendre un peu mieux la guitare électrique, le blues, le vélo [rires], le plein air, alors… et puis j’ai une belle famille, des enfants, donc beaucoup de plaisirs en perspective et aussi je suis amateur de vin. [rires]

Christophe : Bref, vous aimez la vie.

Pierre Paillé : Oui, voilà. Et aussi, un peu épicurien. Alors, est-ce qu’on pourra faire des liens entre les méthodes qualitatives et l’épicurisme ? Peut-être.

Christophe : Peut-être.

Pierre Paillé : Oui.

Christophe : [rires] Très bien. Maintenant, ma première question va être, mon professeur de méthodo quantitatives me disait en fait : « Pour faire une recherche qualitative, il faut qu’elle soit une bonne recherche. » Qu’est-ce que pour vous, qu’est-ce qui caractérise pour vous une bonne recherche qualitative ?

Pierre Paillé : Il a bien raison votre professeur. On peut honorer cela de sa part qu’il ne vous dise pas, j’avais peur de la fin de ce que vous alliez dire, qu’il vous dise que pour faire une bonne recherche qualitative, il faut mettre un peu de quanti, mais ce n’est pas ce qu’il vous a dit…

Christophe : Ce n’est pas ce qu’il m’a dit.

Pierre Paillé : il faut faire une bonne recherche.

Christophe : Oui, tout à fait.

Pierre Paillé : Vraiment, c’est bien. Tout à fait. Totalement d’accord. Et en plus, je pense que meilleur on fait nos recherches, meilleur on fait de la publicité pour les méthodes qualitatives. Alors, peut-être là plus qu’ailleurs, il faut faire des bonnes recherches et il faut se donner, il faut faire une bonne recherche parce que qu’on le veuille ou non, nous vivons dans un monde qui est un petit peu plus… on pourrait dire qu’il y a une tendance positiviste même dans plein de domaines, que ce soit… on emploierait peut-être d’autres mots pour l’économie, pour plein de sphères de la vie humaine, ce qui est certain, ce qui nous assure quelque chose, ce qui est quantifiable, ce qui est… je pourrais poursuivre comme ça les qualificatifs, rassure, fait partie d’un discours plus officiel, donc amène une pression allant dans le sens de ces méthodes, une façon de faire ou sphère de vie etc.

Alors donc, c’est d’autant plus important dans les méthodes qualitatives de faire des bonnes recherches, de montrer que ça peut être très solide, intéressant, significatif et pour que ces formes de recherche continuent à être acceptées, adoptées, subventionnées. Je sais que vous avez des interrogations dans le guide d’entretien que vous m’avez soumis sur ça. Alors… vous voulez que je… j’essaie déjà de dire qu’est-ce que c’est une bonne recherche ?

Christophe : Oui, quelles sont les caractéristiques d’une bonne recherche qualitative ?

Pierre Paillé : Alors moi, je vais d’abord peut-être un petit peu cibler mes commentaires sur l’enquête. En sciences de l’éducation, si on utilise le mot « recherche qualitative », puis on l’utilise là d’une façon très générale, qui un petit peu… quelque part, on pourrait dire peut-être un mauvais emploi, c’est une… on utilise l’expression, la traduction de « qualitative research ». Et Qualitative research, dans le contexte américain, ça se dit bien.

Quand on arrive dans un contexte francophone, là, on regarde l’expression une recherche qualitative, est-ce que ça existe une recherche qualitative ? Ce n’est pas des méthodes qualitatives, ce n’est pas une enquête, une méthode… Là, on peut se poser plein de questions sur le vocabulaire. Je dirais qu’au Canada, au Québec, on ne s’est pas trop posé la question, on a fait la traduction « une recherche qualitative ».

D’une part, il y a l’utilisation de l’expression, on va dire qu’on va s’entendre sur recherche qualitative en général, mais que ce n’est peut-être pas l’expression parfaite. Ensuite, dans les contextes par exemple des sciences de l’éducation où il y a beaucoup de types de recherches qui peuvent être faites d’ordre didactique, ce n’est pas toujours des enquêtes, alors ce qu’est une recherche qualitative, moi j’ai été confronté assez tôt à ce nom les sciences de l’éducation, j’enseignais. D’une certaine façon, c’est de la recherche et puis j’avais des étudiantes ou des étudiants qui faisaient des recherches où 80 % de ce que je leur proposais, ils avaient plus ou moins besoin parce qu’ils faisaient… ils vérifiaient des choses rapidement sur des corpus qualitatifs, certes, mais toute la littérature qu’on a reçue des Américains sur le qualitative research était plus ou moins appropriée.

Par contre, dans le contexte de l’enquête qualitative, enquête qu’on pourrait dire anthroposociologique… Je fais une petite parenthèse anthroposociologique pour inclure de façon très large les recherches certes de type anthropologiques, ethnographiquesou sociologiques, mais aussi je mets le terme anthropo en premier pour inclure aussi les recherches psychologiques, donc s’intéresser chez l’humain les interrelations, voir l’expérience intérieure avec les méthodes qualitatives et avec une enquête. Donc moi, j’inclus cela dans l’expression anthroposociologique parce que parfois on voit de la socio-anthropologie dans la science sociale d’une façon assez stricte. Soit ça exclut la psychologie mais pas dans mon point de vue.

Donc pour moi… Donc si vous êtes d’accord, je préfère parler d’une enquête, la logique de l’enquête. Je débarque à un endroit avec qui je suis, avec quelques référents de départ, avec des questions très simples, avec une problématique qui m’appelle ou si le terrain m’appelle et je vais enquêter. Je vais essayer de cerner, de comprendre, d’expliquer, expliquer non pas dans un sens quantitatif ou expérimental, mais expliquer dans un sens d’être en mesure de faire des liens entre des suites d’événements, entre des éléments de contexte donc tant pour faire une preuve comme dans un contexte expérimental, il faut faire attention avec le mot « expliquer », mais il faut le prendre dans ce sens-là. Pour moi, c’est cette situation-là que j’interpelle dans mes ouvrageset c’est cette situation-là qui est interpellée dans la plupart de la littérature de ce qui est appelée la qualitative research.

Christophe : Est-ce qu’il y a une tendance justement à ce que ces études soient plutôt descriptives plutôt qu’explicatives ?

Pierre Paillé : Celles qui vont… les enquêtes de terrain ?

Christophe : Oui.

Pierre Paillé : À l’origine, si on part du côté ethnologie, ethnographie, anthropologie, oui, c’est vrai, la tradition en anthropologie était de produire des monographies. La monographie est dans le fond la description d’une culture monographique et on parle de description. En effet, le cas de figure classique, c’est celui de l’anthropologue qui va chez les inuits ou qui va chez les XXXX ou les XXXX et qui décrit la façon de vivre des personnes sur plusieurs angles à travers plusieurs saisons souvent pour qu’on voie l’ensemble des processus et certains processus qui arrivent au printemps, il y en a qui arrivent à la saison des pluies, on va dire, etc. Donc c’est vrai que certaines études peuvent avoir tendance à être plus descriptives.

Si on va du côté plus sociologique ou anthropo-psychosociologique, là il y a quand même souvent une volonté plus importante d’aller plus dans la compréhension de processus, de mécanisme, des faits et d’essayer de voir aussi, de lier entre autre par des schémas de compréhension ou des schémas explicatifs, comment ça se fait ? Qu’est-ce qui arrive ? Quand ? Qu’est-ce qui provoque telle chose ? Qu’est-ce qui le brime, etc. ? Donc, il y a plus cette volonté dans les recherchesà caractère sociologique d’aller dans l’explication. Donc je dirais qu’en général c’est partagé.

En revanche, si on parle toujours de la tradition de la qualitative research américaine, dès le départ, il y a une volonté de compréhension. Par exemple, si on veut voir les racines de cette approche-là, on remonte jusqu’à Howard Becker. Quand on regarde ce que fait Howard Becker, Howie comme il veut qu’on l’appelle, dès le départ, il y a cette volonté-là de compréhension, de montrer les mécanismes, les caractères sociaux et puis on pourrait avoir la même intention des mécanismes à caractère culturel, d’un point ethnographique.  Donc je dirais que ce n’est pas que descriptif et que dans la tradition de la qualitative research, c’est quand même assez explicatif.

Christophe : D’ailleurs, on commence à parler d’entretien compréhensif aussi, il me semble.

Pierre Paillé : Oui.

Christophe : Oui. J’ai lu un ouvrage qui s’intitulait aussi L’entretien compréhensif qui oriente justement cette démarche un peu plus sociologique que vous évoquez.

Pierre Paillé : Tout à fait. Et si vous voulez, j’ai dans la prochaine édition de l’ouvrage sur l’analyse qualitative, il y a un chapitre là sur l’historique et puis cette idée de l’approche compréhensive nous vient, si vous voulez, il y a des racines historiques chez certains philosophes, des philosophes qui… en réaction au positivisme à la fin du XIXe siècle ont dit positivisme qui, comme vous le savez peut-être, a un préjugé favorable pour les méthodes des sciences de la nature. Alors, il y a ces philosophes qui vont dire que dans les sciences humaines, le travail se fait plus en compréhension qu’en explication dans les sciences de la nature. Donc on part de causes, effets, de linéarité un petit peu plus d’extériorité pour déterminer ces causes et effets.

Alors ce type d’explication-là, ont dit certains philosophes, n’est pas appropriée dans les sciences humaines et sociales et que c’est plutôt un travail de compréhension. On peut définir de plein de manières, d’où le vocable compréhensif qu’on utilise aussi en lien avec les travaux du sociologue Weber, allemand.

Alors, vous avez ces traditions-là qui s’entremêlent et qui amènent une façon de faire en compréhension qu’on pourrait dire. Ça fait un petit peu drôle de dire un entretien compréhensif parce que le mot compréhensif, être compréhensif, ce n’est peut-être pas heureux tout à fait, on pourrait dire en compréhension, je travaille en compréhension ou un entretien en compréhension.

Et puis là, vous avez là… vous avez plusieurs chercheurs qui travaillent de cette manière, parfois sans le nommer comme ça. Mais chez Jean-Claude Kaufmann, nommément, il parle de travailler en compréhensif et de L’entretien compréhensif, c’est lui qui a écrit ça, c’est un très très beau bouquin sur l’entretien compréhensif, Jean-Claude Kaufmann aussi qui a été influencé également par la tradition américaine de qualitative research, celle plus spécifiquement de la grounded theory de Glaser et Strauss. Donc oui, on parle d’entretien compréhensif sans le nommer comme ça nécessairement. Dans les enquêtes qualitatives, c’est ce type d’entretien qu’en gros on va faire.

Christophe : D’accord. C’est très intéressant. Merci beaucoup. Maintenant, ma prochaine question va être justement…

Pierre Paillé : Je ne perds pas de vue l’idée de dire ce qu’est une bonne enquête, poursuivre avec les interrogations. Et puis, je sais qu’à la fin vous dites « demandez s’il y a quelque chose qui ne s’est pas dit, si on a fait le tour de la question…

Christophe : Vous y reviendriez ? Je compte sur vous. Merci. Ma prochaine question, c’est justement pour revenir un peu vers le paradigme positiviste. On voit souvent des professeurs qui, à l’issu de recueil de données qualitatives, demandent à leurs étudiants de quantifier, de revenir à du quantitatif, en fait de quantifier leurs données vers des chiffres et des valeurs. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que c’est encore du qualitatif ?

Pierre Paillé : Est-ce que vous en avez vu beaucoup des professeurs qui, au terme d’une enquête par questionnaire quantitatif, demandent à leurs étudiants de compléter par du qualitatif, disons des entretiens compréhensifs ou phénoménologiques ?

Christophe : Assez peu justement. Assez peu. 

[rires]

Christophe : Quelques-uns mais pas beaucoup.

Pierre Paillé : Voilà le problème. En fait, c’est qu’on retourne dans l’effet du positivisme sur l’humain. Moi, je vais prendre ça d’une manière large, ce n’est pas… c’est mon regard. Si on voulait employer des termes plus précis, on parlerait de post-positivisme parce qu’il faut distinguer les positivismes de celui de Comte. Il y a un deuxième Comte qui n’est plus dans la même voie. Il y a plusieurs, il y a le Cercle de Vienne… Il y a beaucoup de traditions de… épistémologiques qui ont tenté de définir ce qu’est la science humaine et sociale, qui ont défini des paramètres et puis on va parler de positivisme en général, on pourrait être plus précis.

Mais disons, si on parle de positivisme qui est une vision axée sur la précision, axée sur la preuve dans un sens plus ou moins fort, axée sur la mise à distance, les façons de voir, les façons de chercheur qui… on n’emploie plus le mot « objectivité », donc c’est soit objectivation qui est axée sur l’importance des outils, des protocoles. C’est cet effet-là qui fait que dans un… Puis, il faut dire aussi qu’on dit science, donc science est un gros mot là.

[rires]

Pierre Paillé : Là, on est… Est-ce que toutes les sciences… Est-ce qu’il y a une seule science qui réunit toutes les petites sciences, qu’elles soient humaines et sociales ou qu’elles soient physiques ou qu’elle soit astronomiques ou qu’elle soient etc. là, si on les met toutes dans le même bateau, bien, c’est vrai que aussi ce n’est pas banal de dire science. On parle dans la vie de tous les jours sciences versus opinion versus croyance versus Trump…

[rires]

Pierre Paillé : C’est sûr que c’est un mot fort. C’est vrai que peut-être que ça appelle ce genre de réflexes. Ça appelle ce genre de réflexes. Par contre, si on… De l’autre côté, il faut lire aussi Husserl. Il faut regarder aussi du point de vue de la phénoménologie. Comme le dit Husserl si on entend par positivisme cette façon d’aller chercher un savoir sur certains, où il dit, c’est nous les positivistes, les phénoménologues. Alors, il n’est pas certain que ce qui est scientifique eu égard aux phénomènes humains et sociaux et ce qui est enquêté de l’extérieur à distance quantitativement, ce n’est vraiment pas certain. Mais bon, quand même, cette idée-là, elle est très forte dans les sciences humaines et sociales encore aujourd’hui.

Donc c’est vrai qu’il y a une espèce de… parfois de pression, d’autres fois de peur, d’autres fois de méconnaissance par rapport aux méthodes qualitatives, qui va faire qu’un directeur, une directrice de thèse va demander par méconnaissance, par besoin de sécurité ou par conviction épistémologique de compléter par des méthodes quantitatives.

Christophe : Est-ce qu’on pourrait dire que le fait de faire une analyse de contenu rassure finalement en ayant quelques données chiffrées, des fréquences…

Pierre Paillé : Oui, c’est vrai, mais en même temps quand on regarde, quand on y pense, c’est que l’analyse de contenu va révéler d’autres genres de phénomènes, va révéler des récurrences, va révéler des circuits globaux, va révéler… Alors, ce n’est pas si… c’est complémentaire, mais ce n’est pas la même chose. Ou alors, c’est comme… Je crois que ça revient à avoir une directive qui amène à faire autre chose, à ajouter quelque chose, mais ça ne va pas dans la même voie. Donc ça ne solidifie pas toujours et même très peu les résultats auxquels on arrive avec des méthodes qualitatives sans compromis, ça nous donne autre chose.

Alors, est-ce qu’on a besoin de l’autre chose ? Moi, je pense que dans plusieurs cas de méthodes qualitatives, non. En fait, ajouter une méthode qualitative, faire des méthodes mixtes pour des très bonnes raisons, ben oui, c’est super, c’est très intéressant le quantitatif, les enquêtes par questionnaire, les sondages, les recherches expérimentales. C’est très brillant et intelligent, c’est super intéressant.

À l’intérieur d’un labo, c’est intéressant aussi de comparer avec un même objet des approches différentes, mais c’est autre chose de demander par réflexe autre, par réflexe de méconnaissance, par réflexe de peur, par réflexe de domination épistémologique, c’est-à-dire que de penser que ce n’est pas de la vraie recherche, ce n’est pas de la vraie science, ce ne sont pas des vrais résultats, les résultats qualitatifs, c’est que dans le fond, quand on pense ce jugement, c’est qu’on l’accroche d’un regard autre. Ce qu’on cherche, ce n’est pas ce qu’on vous offre avec les méthodes qualitatives, vous cherchez autre chose. Alors, vous ne jugez de cet autre point de vue que vous recherchez, mais ce n’est pas ce qu’on fait là. Donc c’est embêtant pour les mauvaises raisons, c’est tout à fait embêtant.

Christophe : D’accord. Au niveau de la publication, est-ce qu’il est plus difficile de publier des études qualitatives que des études quantitatives ?

Pierre Paillé : Là aussi, il faut faire des différences avec les situations dans les pays, les époques. Ce que je vous aurais dit il y a quelques années, peut-être je le dirais différemment aujourd’hui, peut-être qu’on dira encore différemment dans quelques années. C’est qu’actuellement, en tout cas en Amérique du Nord, il y a un peu un retour d’un positivisme, un vieux positivisme là. On a vu ça, nous au Québec, avec les grandes pressions pour créer un institut sur les sciences de l’éducation mais axées sur les recherches quantitatives, sur ce qu’on appelle les evidence based research, les recherches basées sur les preuves. Donc il y a ce mouvement-là qui est quand même assez important aux États-Unis et ici ; en France, en Europe francophone, je suis moins au courant. Alors dans ce contexte… Pardon ?

Christophe : C’est pareil. Il y a quand même ce mouvement plutôt positiviste…

Pierre Paillé : Oui. Alors, il y a… Alors dans ce contexte-là, c’est vrai qu’il peut y avoir des reculs et ensuite, bien les… ça dépend des revues, ça dépend des reviewers, les arbitres, ça dépend de ceux qui envoient aux arbitres, ça dépend de beaucoup de facteurs, mais je dirais que quand même des bonnes enquêtes qualitatives, ça se publie dans bon nombre de revues.

Puis je peux le dire d’autant plus de manière large que j’ai fait beaucoup de… avec des collègues dans un centre hospitalier, beaucoup de recherches à caractère médical, mais… en tout cas avec des questions médicales et puis on n’a pas eu de difficultés à publier dans des revues médicales. Le réflexe de mes collègues était souvent de viser les premières. C’est sûr que si on veut aller publier British Medical Journal très difficile pour qui ce soit mais on envoie des enquêtes qualitatives dans toutes les grandes revues.

C’est sûr qu’il y a toujours des chances d’avoir de l’incompréhension, d’avoir des jugements qui sont posés par les arbitres, on se fait refuser des articles et puis on nous dit : « Voyons, ça n’a pas de sens… » Et donc ça va toujours encore un peu rester.

En même temps, comme disait Howie que j’ai eu la chance de rencontrer, il me disait, « tout est possible, on peut publier partout, vous allez toujours trouver un éditeur, vous allez toujours trouver une revue, c’est comme trouver les bons endroits, trouver les bonnes occasions. » Pour lui, il ne comprenait pas ce discours de : « Ah pauvre de nous, on n’arrive pas à publier… » Mais non, tout est possible. C’est vrai qu’Howard Becker, peut-être pour lui, tout est plus possible. J’ai tendance à être d’accord avec lui.

C’est vrai que là il faut être aussi réaliste et puis toutes les questions de l’impact factor et que… cette pression de publish or perish in english, même pour les francophones, c’est sûr que ce n’est pas facile, mais… et puis avec aussi au détrimentdes ouvrages aussibien souvent qui sont nettement plus intéressants, je trouve, que les petits articles préformatés là avec toujours le même truc, problématique, cadre théorique, méthodo,etc.

Aussi ça revient à des choix de vie individuelle aussi à un certain moment, c’est-à-dire que… peut-être que vous visez peut-être une carrière trop convenue, mais est-ce que vous voulez vraiment devenir the big chercheur [rires] avec des revues publiées dans des grandes revues prestigieuses ? Est-ce que c’est vraiment un modèle que vous voulez ou bien… Prenez le temps d’y penser. Je trouve qu’on est vraiment dans un contexte que l’on vit actuellement, les gens repensent, voient qu’ils étaient dans une course effrénée, puis se disent « ah est-ce que c’était nécessaire ? Est-ce qu’il n’y a pas une autre manière de vivre ? »

On est un peu responsable aussi les uns, les autres, de contribuer à ce modèle. Alors si… on a une responsabilité que moi j’avais toujours exercée dans ma faculté, j’ai toujours d’une certaine façon fait exprès pour être un petit peu à côté, faire les choses différemment pour donner des modèles, pour encourager les gens parce qu’on regarde l’autre, on a l’impression que… « ah il bosse comme un fou, il va être un expert, il a tout… » quand on voit dans la vie des gens, on voit des choses…

Christophe : Vous savez, ce dont vous parlez, c’est un petit peu ce désir d’être reconnu finalement. Le désir d’être important, c’estle désir humain le plus important finalement. On veut tous être important. C’est un besoin primordial d’être reconnu.

Pierre Paillé : Et il faut accueillir ça, mais en même temps, vous savez, moi, en 1994, j’ai publié un article dans les Cahiers de recherche sociologique au Québec sur l’analyse par théorisation ancrée. Alors, ça fait 26 ans, il est encore utilisé. Vous savez, parfois, on suit notre intuition, on suit notre cœur, on fait quelque chose parce qu’on est complètement passionné. C’est bien fait, ça tombe au bon moment et puis c’est une contribution qui est aussi importante que 20 articles écrits à 50 auteurs, on a publié dans les revues aux États-Unis qui… En même temps, c’est vrai que je pense qu’on a une contribution à faire, on a aussi un karma si vous voulez, on a une mission de vie et puis c’est vrai qu’il faut aller au bout de notre ambition, mais ce n’est pas nécessairement les voies officielles ou les voies évidentes qui sont les plus payantes même.

Christophe : Bien sûr. Donc si je suis un peu votre raisonnement, c’est également le fait qu’il ne faut pas trop viser non plus l’impact facteur forcément mais s’intéresser à l’audience, le message qu’on veut transmettre dans ce qu’on publie, c’est ça qui est important finalement, quelle audience on vise, par qui on va être lu.

Pierre Paillé : Tout à fait, par qui on va être lu. Et puis, même parfois de s’en foutre un peu d’avoir quelque chose qui est puissant, qui veut s’exprimer, de vouloir contribuer, de vouloir faire œuvre, de vouloir… sans trop se demander, sans trop calculer si vous voulez, alors… c’est ça. Mais c’est vrai que, aussi, en même temps, tenir compte de l’audience. Souvent on veut aider les gens, mais ce n’est pas dans les revues avec des articles sur cinq, six pages que ça va aider les gens alors allons par des canaux qui vont en plus faire ce que l’on veut faire.

Christophe : D’accord. Merci beaucoup. Maintenant, j’aimerais savoir pourquoi les méthodes qualitatives sont-elles si peu enseignées à l’université contrairement aux méthodes quantitatives ?

Pierre Paillé : Ce n’est pas vrai aux États-Unis ni au Québec, depuis une bonne quinzaine d’années, les responsables de programme de deuxième cycle, troisième cycle, se font un devoir de proposer à leurs étudiantes, étudiants échos à la fois de quanti et de quali. Chez nous, c’est très très bien installé et dans la plupart des universités américaines aussi, c’est très très bien installé.

L’Europe francophone a, on pourrait dire,un ethos différent. En Europe francophone, il y a un grand intérêt pour la théorie. Et là, je caricature un peu. On pourrait dire que la méthodologie, c’est plus de l’ordre de la cuisine, c’est moins intéressant, c’est trop américain peut-être, trop anglo-saxon, théorie beaucoup plus fascinante. De ce point de vue, je pense que… Et si on dit « cuisine », eh bien dans un contexte quali, on dit « je fais de l’analyse de contenu ». C’est fini [rires] J’écris analyse de contenu, oh la la, c’est super l’analyse de contenu, c’est écrit, c’est beau, on ne donne pas plus de détail, on est parfait, on publie, voilà c’est fait [rires]

Et du point de vue de la théorie là, on peut avoir… c’est magnifique aussi, les gens ont une grande culture. A l’inverse, on peut dire, les Américains, ils sont très pragmatiques, ils sont très… on s’inclut Québécois, on est un peu les deux si vous voulez, mais on sait que, aussi, de ce point de vue-là, c’est-à-direla pratique, le how to do it bien plus facilement. Et on peut se lasser plus facilement aussi de trop de théorie. Donc la théorie, théorie, ça peut nous sembler un peu du verbiage, c’est trop… allez, passons à l’action, allons à l’empirique, c’est ça la réponse. La réponse, c’esten allant sur le terrain, ce n’est pas…les auteurs Alors, il n’y a pas de… peut-être qu’en québécois, je me situe bien entre les deux, les réponses viennent de part et d’autre. Cela dit, quand on parle des méthodes qualitatives, on parle quand même de terrain.

Alors, c’est vrai qu’il faut plus axer sur le terrain, c’est vrai qu’il faut faire attention avec la théorie pour ne pas qu’elle impose une visière, des grilles, qu’elle empêche d’être sensible à ce qui se passe sur le terrain. De ce point de vue-là, je pense que ça explique peut-être le fait que les cours de méthodologie, je ne sais pas s’ils sont moins présents, en tout cas que les cours de méthodologie qualitative peut-être il y en ait moins, on a peut-être plus que… puisque peut-être la méthodologie a une importance moins grande et c’est vrai que parfois au Québec, çaon a trop de cours de méthodo dans les cursus et… Mais vous savez, il peut y avoir des excès de part et d’autre, mais c’est vrai que du côté européen, si on considère que la méthodologie c’est un peu moins important, ben là s’il faut donner des cours, on ne va pas les multiplier, alors est-ce qu’on va donner cours quanti, cours quali, cours d’introduction générale ? Alors, c’est peut-être le quali qui va en souffrir…

Christophe : Justement est-ce qu’on peut affirmer qu’il existe un manque de formation des enseignants et des doctorants en termes des méthodes quali ?

Pierre Paillé : Oui, certainement.

Christophe : Certainement, oui.

Pierre Paillé : Certainement. Très certainement, parce que même avec les multiples cours de méthodologie que l’on peut offrir dans un contexte nord-américain, nous, je dis « nous » parce que je suis depuis 30 ans membre de l’association pour la recherche qualitative, j’étais président à un moment donné etc. donc je suis très actif dans cette association-là depuis plusieurs années, une association qui était l’une des premières d’ailleurs en Amérique, association pour la recherche qualitative, et nous on organise deux fois par année des colloques, un à l’automne et un lors de l’Acfas qu’on appelle aussi l’association canadienne-française pour l’avancement des sciences qui est un immense progrès, on a un colloque à l’intérieur chaque année depuis 30 ans et on offre aussi des formations et ça fonctionne bien et puis les gens apprécient beaucoup. C’est sûr que le véritable test c’est le terrain, c’est s’essayer,c’est d’en faire, mais la formation est très utile aussi, très très utile. Alors, je pense que… Et quand on va en Europe, c’est très apprécié. Oui, c’est très apprécié.

Christophe : Justement, ma prochaine question c’était : comment on peut apprendre ces méthodes qualitatives ? Est-ce qu’on peut apprendre seul au moyen d’ouvrages ou de guides et de logiciels ?

Pierre Paillé : Les ouvrages sont vraiment fondamentaux et puis les bons ouvrages qui ne soient pas trop manuels, qui ne soient pas trop bébêtes mais qui ne soient pas trop non plus abstraits parce qu’une enquête c’est quelque chose de concret, mais une enquête ce n’est pas qu’une recette, loin de là, il y a un équilibre à trouver dans les ouvrages. Les ouvrages sont très importants, mais moi j’ai beaucoup observé que depuis 30 ans que j’écris des trucs sur les méthodes qualitatives, je termine un article ou un chapitre, puis waouh, yes, c’est clair, c’est… je suis super heureux, puis là je vais rencontrer des gens et puis ils ont compris pas tout à fait ce que j’ai écrit.

Par exemple, la question de catégories conceptualisantes que j’ai dû appeler comme ça pour vraiment faire une différence avec catégorie dans un sens classique que je préfère appeler rubrique et donc j’étais amené à faire une différenciation de vocabulaire, à donner des exemples pour que les gens perçoivent, ah oui catégories conceptualisantes, d’accord, ce n’est pas une rubrique, c’est-à-dire ce n’est pas un nom de classe comme Poméranie dans la classe chien. Vous savez, ce n’est pas ça. Catégories conceptualisantes, c’est un nom de phénomène, ça évoque tout de suite une image.

Je dis aux gens quand je donne des formations : « Vous pouvez m’en parler pendant cinq minutes, mais que Poméranie entre dans la catégorie chien ou dans la rubrique chien, vous n’avez rien à dire ». Vous savez, il y a tout un travail aussi de complément aux ouvrages qui, pour moi, est quand même très très précieux, je le vois quand je travaille avec les gens et puis à un moment donner ils vivent un eurêka et là c’est ça, mais ça demande à être accompagné.

Christophe : D’accord. C’est vrai que la manipulation de ces logiciels aussi d’aide à l’analyse qualitative ne sont pas évidents à prendre en main quand même, ça demande une… 

Pierre Paillé : Oui. Et le problème aussi avec les logiciels, c’est que le logiciel permet de manipuler mais ne vous aide pas grand-chose sur ce que tu mènes et que tu manipules si c’est des rubriques, ben tu vas terminer ton analyse, tu vas avoir une belle liste de rubriques avec leurs nœuds etc. et que c’est un logiciel et puis tu vas arriver pour écrire et tu ne sauras pasquoi écrire parce que tu as une liste de grandes rubriques qui ne disent rien.

Alors si tu travailles avec un logiciel, ça n’amène pas ces étiquettes que tu vas attacher aux extraits par exemple d’entretien où aux notes, les extraits que tu vas attacher sont très très importants, mais le logiciel ne parle pas de ces étiquettes-là. Il te dit : « attache une étiquette et puis attache la et puis je vais t’aider après à les retrouver, je vais t’aider à qualifier l’ensemble de ces étiquettes-là, » mais si tu les qualifies avec des termes généraux, ça va peut-être donner quelque chose de général. Donc il faut faire attention au logiciel à cet aspect-là, c’est-à-dire qu’il faut se donner une bonne formation d’analyse qualitative pour bien les utiliser.

Christophe : Tout à fait, parce que c’est au chercheursurtout à interpréter par la suite, c’est lui qui garde la main, il garde la main sur le processus toujours.

Pierre Paillé : Tout à fait. Et je dirais même dès le début, c’est à lui à interpréter. Dans une certaine tradition, l’interprétation, on ne la repousse pas à plus tard. Dans certaines traditions, on la débute tout de suite tout en étant bien conscient que c’est provisoire, que c’est travailler le sens progressivement, mais donc l’interprétation, à la fin, ça aussi c’est une mauvaise conception, c’est-à-dire c’est une conception qui peut nous amener dans un cul de sac.

Christophe : D’accord. C’est pour ça qu’on parle aussi parfois de validation, on va chercher une validation par la suite a posteriori par exemple en allant voir les sujets, en leur montrant notre corpus, en leur indiquant. Est-ce que c’est ça que vous avez voulu exprimer ? On recherche quand même une validation parfois a posteriori de ce qu’on a pu interpréter, nous. Est-ce que c’est important de le faire quand même ?

Pierre Paillé : Dans certains situations, oui ; dans d’autres situations plus ou moins, ça dépend de… parce que vous savez, si vous avez fait une enquête ou que vous avez une… vous rencontrez plusieurs personne, vous allez dans plusieurs sites, vous arrivez avec une connaissance, un phénomène qui dépasse parfois ce que peuvent voir, constater les individus séparément. Alors, il y a des choses qu’on ne valide pas parce que c’est votre travail de chercheur.

En revanche, c’est important que le témoignage d’une personne qu’elle vous fait, vous vous assuriez qu’en effet vous ne les mésinterprétez pasDonc oui, ça peut être intéressant de valider comme ça. Tt puis ça peut être intéressant aussi de valider des choses un petit peu plus générales avec ce qu’on appelle en anthropologie « les informateurs clés », donc des gens qui pourraient être des protagonistes des histoires de ce que l’on étudie peuvent aussi avoir un regard plus large, regardent comment ça se passe, ont leurs propres analyses.

Donc oui, ça peut être intéressant de valider auprès de certaines de ces personnes-là, mais il faudrait faire attention de ne pas être coincé par simplement le point de vue des personnes qu’on a interrogées à moins qu’il s’agisse d’une enquête strictement phénoménologique, c’est-à-dire visant à dégager ce qui est vécu tel que cela est vécu, comme cela a été vécu. Et comme chercheur, mon objectif n’est pas d’amener une interprétation mais de donner à voir ce qui a été vécu et dans ce sens-là, là, la validation est extrêmement importante.

Christophe : Maintenant, comment pourrait-on mieux former et enseigner ces méthodes qualitatives à l’université ? Est-ce que cela passerait par exemple par les méthodes mixtes qui sont devenues très populaires maintenant ?

Pierre Paillé : Les méthodes mixtes, moi, j’étais… ça m’a hérissé le poil de longues années, parce que, étrangement, les méthodes mixtes ont vu le jour lorsque les méthodes qualitatives sont devenues populaires comme si, sans vouloir faire de procès d’intention, comme si certains s’étaient dit « oh la la, il faudrait… n’oublions pas là de mettre de la science là-dedans, donc il faudrait mixer ça, ce n’est pas assez là du quali ».

Donc les méthodes mixtes, il y a eu une longue période où, de mon point de vue, ça a été une fausse bonne chose parce que certaines pratiques étaient de couper les enquêtes à une partie quali, une partie quanti.

Alors, si on pense par exemple à une thèse de doctorat, une chercheuse ou un chercheur unique, faire les deux approches c’est exigeant. Alors moi, dans des jurys, ce que j’ai vu parfois, malheureusement, c’est une recherche quali qui ne satisfaisait pas vraiment et une recherche quanti qui ne satisfaisait pas vraiment mon collègue quanti, pour répondre à cette espèce de pression positiviste d’avoir… d’être certain, d’arriver avec quelque chose de certain, et ça rappelle aussi, si vous voulez, le statut de données exploratoires du quali, ça a été longtemps historiquement, c’et beau le quali mais après il faut finir par la vraie enquête qu’on voit d’ailleurs encore aujourd’hui dans certaines traditions d’analyse de contenu, ça se termine toujours par du quanti. Ça, c’est une vision qui, à mon avis… moi, je n’étais pas à l’aise avec ça. Je dois dire que…

Et puis parfois j’essaie de dissiper l’incompréhension que ça a pu générer, mais c’est sûr que moi je parle en tant que chercheur autonome qualitatif, c’est-à-dire je ne parle pas en tant que méthodologue général. Comme méthodologue général, je m’intéresserai au quanti, je m’intéresserai au mixte, au quali, ça m’intéresse quand même en général, mais pour moi, ma mission, si vous voulez, mon rôle ou mes ouvrages, mes travaux, je les ai faits d’un point de vue de chercheur qualitatif. Et pour moi, un chercheur qualitatif, en règle générale, en tout cas dans ce qui m’intéresse quand je fais des enquêtes, on n’a pas besoin de quanti.

Ça ne me vient pas, ça ne me vient jamais de dire : « Ah ce serait bien quand même de mettre des chiffres là-dessus, de compter, de faire des pourcentages… » ça ne me vient pas, si vous voulez, parce que ce que je veux, c’est comprendre, c’est voir comment ça fonctionne, c’est voir qu’est-ce qui amène quoi, comment ça bouge, comment ça ne bouge pas, où est-ce que ça bloque, c’est les questions qui sont d’ordre processuel, qui sont d’ordre de comprendre, d’expliquer et non pas d’avoir un portrait précis ou d’avoir des grands nombres ou d’avoir… Et alors puisque ça ne m’intéresse pas, spontanément, je n’y recours pas.

C’est ce point de vue là que j’ai toujours adopté en me disant… c’est ce point de vue là que j’ai toujours défendu, le droit d’adopter ce point de vue et de faire ce type d’enquête-là de A à Z sans avoir le petit démon quanti qui dit : « oui, mais là tu devrais peut-être… ah là tu devrais peut-être… c’est dangereux là, pense à ton jury hein… » 

[rires]                                                                                                                                             

Pierre Paillé : « Et là, est-ce que ça va passer ? » Vous savez, ce n’est pas des questions d’ordre relatif à l’enquête qui est menée là, c’est des questions qui sont épistémologiques, c’est des contraintes externes qui viennent d’un autre paradigme…

Christophe : Comment ça va être perçu en fait ? On se demande toujours comment ça va l’être.

Pierre Paillé : Oui. Et aussi, il y a parfois aussi la méconnaissance de dire « mon Dieu, est-ce que c’est assez solide ce que je fais ? » Alors là, c’est vrai qu’il faut éduquer et moi, ça a été le travail que j’ai fait d’éduquer au qualitatif mais 100 % qualitatif, sans compromis, non pas que la situation avec compromis elle est condamnable, mais pour qu’existe cette possibilité quiconque le veut peut faire une enquête sans compromis. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Comment je le fais ? Comment je le descends ? Comment elle est solide ? Mais sans compromis, je veux dire sans compromis obligé. Si dans votre enquête, à un moment donné, vous avez tellement le goût de mesurer des trucs, ben faites-le, c’est super, c’est bon, c’est… il n’y a pas de problème. Mais si vous le faites parce que mauvaise raison, c’est là que moi je dis « non, ça ne devrait pas d’un point de vue épistémologique qualitatif.

Christophe : Oui, merci beaucoup.

Pierre Paillé : Je ne sais pas si j’ai bien répondu…

Christophe : Oui, absolument. C’est tout à fait ça, c’est tout ce que je voulais, absolument. Alors maintenant, beaucoup d’étudiants et doctorants se retrouvent bloqués chez eux par rapport à cette situation sanitaire du Covid-19, est-ce que vous pouvez leur donner quelques conseils par exemple pour continuer leurs recherches ? Comment pourraient-ils continuer leurs recherches ? Et est-ce que ces recherches qui seraient menées à distance, des entretiens à distance, est-ce que ça infecterait la validité de leur étude ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Pierre Paillé : Alors, ça va me donner l’occasion de revenir sur le débat sur qu’est-ce qu’une bonne enquête.

[rires]

Christophe : On y revient finalement.

Pierre Paillé : Oui, voilà. [rires] Moi, j’aime bien quand même, même s’il ne faut pas en abuser, la comparaison des enquêtes policières. Disons que je suis un enquêteur policier. Ça y est, il y a la Covid ou je ne sais pas, je suis empêché d’aller sur le terrain. Alors, je vais dire à mon patron : « Où ça ? Désolé, les criminels vont courir, je ne peux même pas… je ne peux plus faire mon enquête. » Non, l’enquêteur policier va trouver une façon là… c’est certain là. S’il manque d’imagination, tu te rejoues les Colombo ou je ne sais pas quoi, mais il va trouver une façon de faire. Pour moi, l’enquête, dans la tradition des méthodes qualitatives, on dit souvent : l’instrument principal, c’est la personne, l’enquêteur.

Christophe : L’enquêteur.

Pierre Paillé : Oui, c’est ça. Moi, j’aime ça, ramener ça à nous. En fait, la question que vous posez, je la retourne aux personnes qui se la posent et qui écouteront l’interview, je leur dis : Comment tu penses que tu peux arriver ? Tu veux vraiment la faire ton enquête, comment tu penses que tu vas y arriver ? Qu’est-ce que c’est une bonne enquête ? Une bonne enquête, c’est que j’arrive à trouver ce que je veux, vraiment, je vais y arriver. Je veux que ce que je vais trouver, c’est ce que je veux trouver, je veux que ce soit le vrai là, je veux que ce soit ce qui se passe vraiment, je veux pas plaquer des trucs là de ma part. J’ai ce goût-là d’attendre, j’ai ce goût-là de comprendre, j’ai ce goût-là d’avoir accès, de voir comment vraiment ça se passe. Je ne veux pas faire de compromis, je ne veux pas trop… j’ai vraiment le goût de connaître la vérité si vous voulez dans le sens de faire la lumière, de bien comprendre, de dire, « ah oui, c’est ça qui se passe ».

Après, tout découle de ça, parce que par exemple la question de l’échantillonnage, dans l’enquête qualitative de terrain on la voit pas comme ça. On ne la voit pas comme traditionnellement, on ne prévoit pas un nombre très exact de personnes au début ou de sites, on va dire, on parle en termes de N mais pas le N du quanti mais le N de dizaine, quinzaine, vous voyez, ce genre-là, donc on reste flou. On reste flou, pourquoi ? Parce que ça va dépendre et l’analogie d’enquête policière est encore bonne, vous avez trouvé le coupable, mais vous êtes « ah j’en avais encore quatre à rencontrer, oh la la… » [rires] Mais non, ça ne va pas. Alors, je la répèterai plus tard, Non, ce n’est pas comme ça.

On dit : « a priori, je pense qu’elle est là, elle est là, je rencontrais tel et tel type de personnes, j’ai débuté comme ça », ça fait plein de sens et puis on voit en chemin. Ça peut aller très vite qu’on comprend des trucs, mais en même temps il faut se remettre toujours en question, mais ça peut aller très vite ou ça peut être loin ou c’est plus complexe que… ou alors donc…

Christophe : Vous êtes d’accord avec ce concept de saturation en fait d’arrêter l’étude lorsque les nouvelles données n’amènent plus rien ?

Pierre Paillé : Exactement, tout à fait. Vous voyez encore, si on prend l’enquête policière, c’est sûr, j’ai trouvé le coupable, c’est une méchante saturation, alors pourquoi je poursuivrai ? Mais en même temps je ne suis pas certain, j’ai lui ou elle à l’œil, mais je poursuis quand même, je ne suis pas encore certain, donc je poursuis. Vous voyez, tout est ramené à ça, ce goût de comprendre d’ailleurs le fond des choses, vous allez bien saisir les bonnes données.

Alors là, on peut retourner l’interrogation aux personnes qui sont dans la situation, qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que selon le type d’enquête que tu mènes, les questions que tu poses, par Zoom, par… est-ce que tu penses que ça pourrait être intéressant ? Est-ce que tu es capable de le rejoindre ? Est-ce que tu avais déjà des idées de personnes ou pas, si on parle de rencontrer des personnes ? Maintenant, si c’est sur un site, on peut se déplacer, on ne peut pas, est-ce que d’autres sites pourraient faire l’affaire ? C’est ça.

On ne peut pas répondre à ces questions-là, nous, parce que… et celui ou celle qui peut répondre, c’est celle qui asa quête, qui a sa question-là, qui a sa volonté de comprendre quelque chose, puis moi je pourrais lui dire : « ah oui, ça fait… » et puis elle retourne à l’intérieur d’elle-même et dit : « ah non, ça fait peur parce que pour telle et telle raison » ou bien je lui dis : « ça fait peur, » elle dit : « oui, ça fait parce que parce que… »

Alors, c’est toujours important et puis peut-être aussi il faut insister sur le fait que l’enquête qualitative on la porte à l’intérieur en quelque chose qu’on veut aller chercher. Moi, je fais souvent ce travail avec doctorantes ou doctorants, je les fais expliciter ce qu’ils cherchent vraiment. Et souvent ce qu’ils cherchent vraiment, ce n’est pas de savoir ce qu’ils disent ce qu’ils cherchent, très souvent c’est relié à des événements ou à des trucs qu’ils ont vus ou à des preuves qu’ils veulent faire à d’autres personnes. Puis, c’est bien d’aller chercher cettequête-là sur tous ses aspects et ça devient notre centre. C’est mon centre et quand je suis face à un problème, je retourne à mon centre. 

Christophe : Oui. C’est vrai qu’on a tendance aussi à vouloir chercher des choses qui nous sont personnelles parfois et on dit souvent qu’un chercheur ne devrait pas justement avoir un objet de recherche qui soit trop personnel. Est-ce que vous avez… 

Pierre Paillé : Bien… c’est-à-dire je suis tout à fait d’accord quand ça sera des robots, je pense que ça serait bien que ça ne soit pas personnel parce que je ne fais pas tout à fait confiance aux robots. [rires]

Christophe : Tout à fait.

Pierre Paillé : Mais si c’est une personne, là c’est dommage que des gens, que des non personnes fassent des recherches. Moi, je trouve ça vraiment dommage dans les sciences humaines et sociales, c’est vrai qu’en même temps si quelqu’un est façonné par des épreuves et puis même là cette quête-là, elle est importante, recherche ses quêtes et puis dans les sciences humaines et sociales, c’est aussi bien de la conscientiser que de l’ignorer. On sait, c’est ça, c’est mieux d’être conscient, d’être en réflexivité que d’ignorer cette chose-là. Puis j’allais ajouter quelque chose, mais ça m’a un peu échappé. Oui, c’est ça.

Donc, ce centre-là, cette quête, ce que je cherche, cette implication dans le terrain, cet amour des méthodes qualitatives, c’est ce qui vous porte, vous voulez faire ce type d’enquête là qualitative, vous ne faites pas de compromis, vous vous donnez beaucoup. Quand vous êtes en soutenance de thèse et qu’on vous pose des questions, vous pouvez retourner à l’intérieur pour répondre, vous pouvez retourner à vos données, vous pourrez vous faire retourner tous ces gens qui vous ont parlé, ces sites que vous avez ou sur lesquels vous avez séjourné.

C’est très riches les méthodes qualitatives, c’est très sécurisant peut-être plus que les méthodes quantitatives parce qu’on dit beaucoup moins que ce que l’on a vu, ressenti et donc ici on est bien connecté quand on fait notre enquête, on a fait des choix qu’on peut expliquer par la suite même si on n’a pas pensé les expliquer dans la thèse ou dans le master. Donc, on est en mesure de retourner en soi ou de retourner à les données et ça c’est très riche.

Et aussi, j’ajouterai que si vous voulez vraiment faire du qualitatif sans compromis, allez au fond, du point de vue épistémologique, demandez-vous quelle est votre vision de la réalité. Pour vous, est-ce que ça existe du vrai pour tout le monde ? Est-ce que ça existe quelque chose de totalement objectif ? Est-ce que… Posez-vous toutes ces questions-là dans votre rapport au monde, puis essayez de clarifier ces questions-là en lisant aussi peut-être en épistémologie, mais essayez de voir en vous qu’est-ce que fondamentalement vous croyez, ceux à quoi vous croyez et puis ça aussi ça aide beaucoup dans les jurys ou dans les cinémas, parfois on nous pose des questions vraiment embêtantes parce qu’elles sont posées d’un autre paradigme épistémologique.

Christophe : C’est ça. Beaucoup de…   

Pierre Paillé : Parce que là je retourne en bas. Je me dis : « non, j’ai rencontré la personne ». Il y a comme un sentiment profond de certaines choses que je… non, je ne me laisserais pas distraire par une demande qui n’a pas de sens par rapport à par exemple est-ce que j’ai fait les mêmes entrevues d’une personne à l’autre. Non, ça ne va vraiment pas donner les bons résultats parce que j’apprends des choses. Je ne dois pas toujours changer mes guides d’entretien, mais parfois j’apprends des trucs et puis c’est aussi c’est interactif et puis je suis en enquête ici là.

Christophe : Bien sûr.

Pierre Paillé : Je ne veux pas vous amener des trucs comparables, je suis dans l’enquête moi, j’ai une mission et puis je la fais et j’avance. Vous savez, on retourne à ça, on dit : « là, on peut répondre, » pas besoin d’avoir lu dans le manuel, on retourne en soi. 

Christophe : C’est ça. Merci infiniment, c’est vraiment passionnant cet entretien avec vous, Pierre. J’ai une question maintenant on va dire finale, j’aimerais savoir, vous nous avez évoqué un petit peu votre parcours et tout ça, comment concevez-vous la recherche en sciences sociales actuellement et dans le futur, s’il est possible de faire un peu de prospective ?

Pierre Paillé : Qu’est-ce que vous entendez par prospective ?

Christophe : Comment pourraient se développer les sciences sociales dans l’avenir ?

Pierre Paillé : D’accord.

Christophe : Dans l’avenir, par rapport à la situation actuelle, comment on pourrait se projeter dans 10 ou 20 ans ? Est-ce qu’il y aura une évolution ? Est-ce qu’on sera au même stade ?

Pierre Paillé : Bien. J’allais dire que je ne veux pas trop utiliser le contexte actuel de Covid parce que…

Christophe : Qui est particulier quand même.

Pierre Paillé : … c’est particulier, mais on va s’en souvenir dans 20 ans, mais pas si particulier que ça. Je trouve qu’on redécouvre des choses actuellement. Moi, j’ai toujours dit et puis j’ai même écrit dans un texte, je ne sais pas trop où : « Dans 100 ans, on va avoir encore besoin d’écouter les personnes, savoir ce qu’elles vivent. On va avoir encore besoin d’aller sur des sites de voir comment les choses se passent. On va avoir encore besoin d’essayer collectivement et de comprendre, de dire moi je comprends ça, de cette façon-là, après avoir fait mon enquête. »

Je vous le soumets, vous en discutez, on arrive à quelque chose, on comprend mieux, on est en mesure ensuite de mieux aider ou pas, mais ça n’a pas toujours obligé d’être des recherches qui mènent à de l’action. On peut aussi vouloir seulement comprendre, mais bon dans tous les cas, je pense que parfois on peut avoir l’impression avec l’omniprésence des médias sociaux, avec la technologie, avec les technologies, puis ça va disparaître et puis peut-être le quanti va revenir, puis le quali va tout à fait disparaître, il n’y en aura plus jamais.

Mais on voit bien que, en tout cas, nous, au Québec, je pense aussi dans plusieurs autres pays mondialement même, il y avait comme une espèce de croissance économique, il y avait quelque chose de fort en termes d’époques, des taux de chômage très bas etc. puis tout semblait partir sur une ère productiviste et puis tout d’un coup il arrive ça et on retrouve d’autres processus, d’autres valeurs, d’autres projections justement. Je pense que dans les sciences humaines et sociales, on ne peut pas dire, on ne peut jamais avoir un pronostic si vous voulez qui soit définitif.

Et moi, je pense que tant que l’esprit humain sera un esprit communicationnel, relationnel, qui aura une expérience intime, qui aura… mais tant qu’il ressort, il y aura des méthodes qualitatives aussi pour aller à la recherche de la compréhension de ces phénomènes. 

Christophe : Merci infiniment. Et pour finir, est-ce qu’il y a une question à laquelle vous n’avez pas répondu et que vous aurez aimé que je vous pose ? [rires]

Pierre Paillé : En tout cas, j’ai pu revenir sur la notion d’une bonne enquête, peut-être que je pourrais aussi expliquer le fait que moi je parle très peu de critères de validité ou de scientificitéparce que je trouve que c’est une espèce de survivance post-positiviste dans le sens suivant, c’est-à-dire que… je sais que parfois ce n’est pas toujours utile ce que je vais dire, mais dans l’enquête, c’est une bonne enquête, c’est une enquête bien menée, c’est une enquête où je suis alerte, c’est une enquête où je suis à l’écoute, c’est une enquête où je mets toute mon intelligence, c’est une enquête où je ne lâche pas, je veux élucider, je veux comprendre, c’est une enquête où je me remets en question.

Je me dis : « Ne va pas trop vite, Pierre… Fais attention… » une enquête où je fais genre parler à des amis, des collègues, qu’est-ce que tu en penses autour d’un café, quand on ne peut pas travailler en équipe, bon maintenant à distance on va dire, mais bon peu importe le moyen, c’est une enquête où… c’est une enquête aussi où je ne la fais pas pour moi nécessairement dans le sens où je la fais pour comprendre l’autre aussi, c’est sûr que c’est peut-être ma motivation elle est personnelle, c’est une quête à moi, mais c’est une quête à l’autre aussi, sinon je ne ferais pas d’enquête, j’écrirais une autobiographie ou j’écrirais…

Pour moi, souvent j’essaie de trouver d’autres vocabulaires que triangulation ou que fiabilité ou validité externe ou tous ces trucs qui nous viennent des méthodologies expérimentales ou d’enquête par questionnaire et puis qu’on a essayé d’adapter et qu’on pourrait pour enlever cette espèce d’aura, voire de pression techniciste, on pourrait utiliser des mots plus humains, plus… confiance, travail acharné, systématisme parfois.

Et je trouve aussi que dans une enquête qualitative, c’est nous qui devons le montrer. On doit dire : « J’ai fait ça. Je suis retourné. Je suis allé deux fois. Je me suis remis en question. Dans mes analyses, comment j’ai procédé ? » Donc donner à voir tout ça, dire : « Je suis arrivé. Je me suis fait mon premier guide d’entretien. Je suis entrélà avec ma conjointe de préparer un texte là-dessus sur la préparation des guides d’entretien. Donc, je l’ai fait comme ça. Voilà comment je l’ai fait. J’ai gardé en gros cette version-là les deux premières fois, les deux premières rencontres, ensuite elle a bougé.« 

Là, on voit tout le travail valide qui a été fait sans avoir à mettre des mots techniques,ce qui n’empêche pas de les utiliser, mais j’essaie toujours aussi dans ce même esprit de ramener ça au travail humain acharné, intelligent, brillant, passionné, impliqué, honnête, transparent, vous voyez tous les mots qu’on ne trouve pas dans les bouquins de…

Christophe : Tout à fait.

Pierre Paillé : … méthodo quantitatives parce que ce n’est pas ce genre de truc-là peut-être qui est prédominant dans les enquêtes quantitatives ou expérimentales, parce qu’on veut des données certaines, définitives, précises et que là ça va être un long vocabulaire qu’on doit utiliser, mais pourquoi l’importer dans le qualitatif ? Ce n’est pas toujours approprié.

Christophe : Oui. D’où l’importance peut-être aussi de ce qu’on appelle aussi les mémos où on va évoquer un petit peu son processus de réflexion, son cheminement et comment on en est arrivé là finalement. C’est important dans les études qualitatives. C’est une manière…

Pierre Paillé : Tout à fait.

Christophe : … un petit peu d’apporter un petit peu de validité aussi, ces mémos qui sont construits personnellement. Oui.

Pierre Paillé : Quand on regarde les notes d’un chercheur de terrain qui va sur les sites et qui rencontre des personnes, c’est riche, très riche, il y a un matériau très riche là-bas. La notion de mémo en grounded theory c’était utilisé pour moi ce que j’appelle peut-être d’une façon plus claire des notes qui soient descriptives ou théoriques ou méthodologiques ou des notes justement de journal de bord…

Christophe : Le journal de bord. Oui, c’est ça.

Pierre Paillé : [diaphonie] etc. Oui, tout à fait.

Christophe : Ça, c’est bien.

Pierre Paillé : Vous voyez, tout ça c’est extrêmement…

Christophe : C’est riche.

Pierre Paillé : … riche et ça nous aide aussi après à écrire le rapport et à donner à voir tout ça et puis je dis toujours aussi en même temps à chaque fin de journée ou à chaque semaine ou en tout cas pas il ne faut pas trop attendre, c’est vrai que ça vaut la peine d’écrire qu’est-ce que j’ai fait ? Comment je l’ai fait ? Comment j’ai procédé ? Comment je suis arrivé à ça ? Il est arrivé quand cet insight et puis j’ai fait quoi avec ?

Et puis peut-être qu’en terminant, je dirais aussi que… je crois que, encore aujourd’hui, peut-être qu’on n’insiste pas assez sur la partie analyse qualitative, en pensant peut-être que ça vient avec le terrain et puis c’est… ça vient avec le terrain et avec l’écriture, mais il y a une part très importante qui est interprétative, qui est… il y a des décisions qui sont prises, il y a des hypothèses qui sont formulées, puis après on les travaille, on les détravaille, on les retravaille. Moi, je pense qu’on doit donner plus à voir ça et ça aide au niveau aussi de la confiance que cela inspire dans nos écrits ou dans les jurys ou dans les séminaires, les recherches avec les collègues. 

Christophe : Tout à fait. Merci infiniment, Pierre Paillé. Merci infiniment pour cet entretien que vous m’avez accordé. J’aimerais que, pour que l’on termine, que vous m’évoquiez l’ouvrage qui va paraître l’année prochaine vous m’avez dit, la quatrième édition est actuelle, vous allez nous le dire, pourriez-vous nous l’évoquer ?

Pierre Paillé : Oui, c’est l’ouvrage L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales qui est paru chez Armand, chez Armand Colin. Comme je vous le disais avant qu’on fasse l’entrevue avec l’enregistrement, je dis souvent « mon ouvrage » parce que c’est un ouvrage avec Alex Mucchielli qui a contribué la première édition en 2003, mais qui a pris sa retraite par la suite et puis la cinquième édition va paraître et l’ouvrage a pratiquement triplé de volume depuis l’édition de 2003.

Donc, je dis un peu « mon ouvrage » parce que c’est vrai que là il ne reste plus beaucoup de contribution d’Alex Mucchielli, mais j’ai beaucoup aimé travailler avec Alex et donc on a décidé de garder les noms des deux auteurs, donc c’est Paillé-Mucchielli et c’est la cinquième édition qui va paraître, en fait qui devait paraître cet été et qui, malheureusement, va être reportée parce que c’est ça, tout est un petit peu arrêté en ce moment. Et c’est un ouvrage que peut-être des gens qui vont écouter l’entrevue connaissent, mais la cinquième édition-là, il y a vraiment des ajouts significatifs. J’essaie d’en avoir à chaque édition pour ne pas que les gens rachètent des volumes… parce que c’est quand même des coûts, mais donc il va y avoir des ajouts importants et c’est ça, donc c’est en 2021 L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales chez Armand Colin. 

Christophe : On l’attend avec impatience. On sera ravi de pouvoir vous lire. C’est toujours un plaisir. Merci infiniment. Merci infiniment pour cet entretien. 

Pierre Paillé : Bravo pour votre travail. 

Christophe : C’est très gentil, merci. 

Pierre Paillé : Ce que vous faites, c’est vraiment généreux de votre part…

Christophe : C’est gentil.

Pierre Paillé : … de faire ça, de prendre le temps. Vous m’avez écrit il y a longtemps, on s’est réécrit…

Christophe : Oui, c’est vrai.

Pierre Paillé : … vous avez été patient. Vous aviez un long guide d’entretien, vous l’avez refait. 

Christophe : C’est vrai. Vous m’avez demandé de le raccourcir un petit peu parce que c’était un petit peu trop… C’était trop…

Pierre Paillé : Très généreux de votre part et puis je pense que les gens doivent bien profiter de ça, merci beaucoup. 

Christophe : Absolument. Grâce à vous aussi. C’est grâce à vous et aux interviews des experts qui apportent beaucoup et qui éclairent un peu nos doctorants et nos étudiants qui sont toujours dans le doute de… par méconnaissance de la méthode… de la recherche, ce n’est pas évident, c’est vrai. 

Pierre Paillé : J’ai toujours travaillé pour… j’ai toujours eu elle que j’ai en tête quand je travaille. 

Christophe : Oui. Merci infiniment. 

Pierre Paillé : Je t’en prie, je me permets de te tutoyer.

Christophe : Oui, avec grand plaisir. 

Pierre Paillé : C’est comme ça maintenant au Québec 

Christophe : C’est ça. Je te remercie infiniment, Pierre.

Pierre Paillé : D’accord. 

Christophe : Je te souhaite une très bonne continuation et merci encore pour cet entretien qui était vraiment très enrichissant et qui, j’en suis certain, plaira vraiment à mon audience et merci infiniment. À très bientôt. 

Pierre Paillé : Je suis à l’heure du lunch et je te souhaite bon apéro. 

Christophe : Merci. C’est vrai, il y a six heures de décalage, on ne l’a pas dit à nos auditeurs, mais merci beaucoup. 

Pierre Paillé : Bonne soirée. 

Christophe : Bonne soirée, Pierre et à très bientôt. Merci encore. Au revoir, Pierre. Merci au revoir.

Pierre Paillé : D’accord. Au revoir. 

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LLe professeur Pierre Paillé est l’auteur de nombreux ouvrages dont « L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales » (5ème édition) paru en avril 2021. Je vous invite à vous procurer cet ouvrage ici sur Amazon (lien affilié).

L’analyse qualitative en sciences sociales (5ème édition)